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Daniel Lazare: «Démocratie en voie de fossilisation»

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Daniel Lazare: «Démocratie en voie de fossilisation»

Nous devons comprendre ce qui se passe aux États-Unis

Par ARM

       «Les démocraties ne sont pas glorieuses», avait dit dans un soupir un grand diplomate français de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Nous avons suivi les tribulations de l’élection présidentielle aux États-Unis. Le modèle constitutionnel et électoral de ce pays n’est pas facile à comprendre. Daniel Lazare a écrit en février 2000 un article très critique sur le sujet. Plus de 20 ans plus tard, nous vous invitons à le relire.

Une démocratie en voie de fossilisation

Cette pesante Constitution américaine

Par Daniel Lazare

       «En quelques semaines, les élections primaires américaines auront éliminé la plupart des concurrents à la présidence. Mais c’est plus l’argent et la notoriété des candidats que leurs prises de position qui feront la différence. Alors que l’économie entre dans la plus longue période de croissance de son histoire – au prix d’un déficit commercial tout aussi historique –, les problèmes de fond (corruption politique, nombre record d’incarcérations et d’exécutions, creusement des inégalités) semblent interdits de débat. Immuable et sacralisée, la Constitution contribue à cette apathie.

Au cours de la campagne présidentielle américaine, les candidats vont aborder les sujets les plus divers, d’une éventuelle baisse des impôts à la nécessité d’abolir la discrimination frappant les homosexuels membres des forces armées. Il y a un sujet dont ils ne débattront pas: la Constitution américaine. C’est à la fois étrange et compréhensible. Étrange: ce document qui a deux cent douze ans est la plus vieille loi fondamentale écrite de la planète et la plus résistante au changement. Il semblerait donc urgent de remédier aux nombreux anachronismes qui l’encombrent. Et à quoi sert donc une élection si elle s’interdit de discuter les questions clés relatives à la modernisation politique?

L’étrangeté s’estompe un peu quand on comprend que l’ancienneté de la Constitution, son aversion pour le changement, et la domination qu’elle exerce sur la société américaine la rendent presque invisible dans le débat politique. Elle est simultanément le cadre légal à l’intérieur duquel la citoyenneté s’inscrit et un cadre en place depuis tellement longtemps que les Américains ont cessé de remarquer son existence. Si, dans les autres pays, une Constitution est le produit d’un combat accouchant d’un nouveau rapport à la vie politique, aux États-Unis le peuple est une entité que la Constitution a créée et façonnée à son image pour mieux perpétuer une République jeffersonnienne héritée du XVIIIème siècle. Il serait donc à peine plus naturel pour un Américain de mettre en cause la Constitution qu’il l’était pour un vassal du Moyen Âge de réprimander son suzerain. […].

Les universitaires modérés et conservateurs se sont réapproprié le concept pour décrire une vie politique et une société fondamentalement différentes (en particulier à cause de la faiblesse aux États-Unis d’une tradition contestataire et socialiste) de celles des autres nations démocratiques. De fait, si la politique américaine est «exceptionnelle», elle le doit beaucoup à la Constitution qui lui sert de socle.

L’étude de ce socle s’impose d’autant plus que la démocratie américaine semble en voie de décomposition. À l’exception peut-être du Japon, aucun pays industriel ne connaît un tel niveau de corruption politique institutionnalisée. Au point que l’un des principaux candidats républicains, M. John McCain, a récemment estimé que la politique américaine n’était plus rien d’autre qu’«un système élaboré de trafic d’influence dans lequel les deux partis s’accordent pour rester au pouvoir en vendant le pays à l’enchérisseur le plus généreux». Résultat: l’électeur américain est sans doute l’un des plus apathiques de la terre. En 1996, pour la première fois lors d’une élection présidentielle, une majorité de la population en âge de voter est restée chez elle; deux ans plus tard, 64% se sont abstenus d’arbitrer les élections législatives, ce qui n’allait pas empêcher des milliers de commentateurs de gloser sur la signification prodigieuse dudit scrutin.

Entre stagnation et hystérie

       Or si, comme on l’affirme aux États-Unis, la Constitution est responsable de tout ce que le pays a de merveilleux – «Nous faisons envie au monde entier», estimait l’ancien vice-président républicain Dan Quayle; nous sommes «la nation indispensable du monde», confirma le président démocrate William Clinton – ne doit-on pas aussi lui imputer ce qui va mal: la corruption politique, le poids écrasant de la religion, la fragilité des libertés publiques et des protections sociales?

Dans un pays qui croit que sa Constitution est presque d’inspiration divine, une telle question est quasi hérétique. La poser permettrait pourtant de comprendre que ce vieux texte, loin d’être l’instrument d’un gouvernement représentatif et souverain, représente un mélange inextricable de croyances démocratiques et prédémocratiques, de compromis boiteux et de contradictions aveuglantes.

Le préambule du texte, c’est-à-dire le fameux paragraphe d’introduction qui commence par «Nous, le peuple des Etats-Unis», laisse d’emblée apparaître une ambiguïté significative. Les trois premiers mots semblent en effet placer la nouvelle charte à l’avant-garde du nouvel âge de souveraineté qui a surgi à partir des années 1770 et 1780. Mais le pouvoir du peuple suscitait l’ambivalence des pères fondateurs. D’une part, ils admettaient que celui-ci serait bien la source d’autorité légitime dans la nouvelle République (d’où la généralisation de l’élection à la plupart des offices publics). Mais, d’autre part, la nouvelle force qu’ils laissaient maîtresse de la décision publique leur inspirait tant d’effroi qu’ils veillèrent à la contrôler de très près en généralisant un système de restrictions et de limitations. Face à une Chambre des représentants, plus plébéienne, ils créèrent un Sénat quasi aristocratique destiné à l’équilibrer («Le Sénat tue les mauvaises lois, la Chambre des représentants, les bonnes»). Puis les pères fondateurs conçurent une présidence bonapartiste qui contrebalancerait le Congrès et un corps de magistrats nommés à vie pour équilibrer à la fois la Maison Blanche et le Capitole. Enfin, comme si tout cela ne suffisait pas, ils déléguèrent aux États nombre de pouvoirs essentiels (dont l’éducation et la justice), ce qui leur permettrait d’amoindrir un peu plus le pouvoir fédéral.

Car, pour les pères fondateurs, face à la dangerosité inhérente à tout pouvoir politique, la préservation de la liberté imposait que l’autorité soit fragmentée, qu’elle se dévore elle-même. Dans les années 1720, deux des précurseurs de la Constitution, John Trenchard et Thomas Gordon, auteurs des Lettres de Caton, expliquaient: «Le pouvoir et la souveraineté doivent être précisément délimités, divisés entre divers organes et confiés à un nombre important d’hommes différents de manière à ce que leurs rivalités, jalousies, craintes ou intérêts transforment chacun d’eux en espion des autres». Et, dans une lettre de 1787 à Thomas Jefferson, James Madison, le «père de la Constitution», ne dit pas autre chose: «Diviser pour régner, cette règle corrompue propre à la tyrannie est, sous certaines conditions, la seule politique qui permettra à une République d’être administrée par de justes principes».

C’est là le postulat central de la Constitution des États-Unis et donc de la politique américaine. En voulant empêcher la souveraineté de s’exprimer, James Madison ne pouvait que tourner le peuple contre lui-même avec l’espoir qu’il ne cesserait de se contredire. Au lieu de la République du juste milieu escomptée pour décourager l’extrémisme et promouvoir la modération, cette architecture a édifié une forme de politique profondément névrosée, oscillant en permanence de la stagnation à l’hystérie.

Ainsi, parce qu’elle avait enveloppé l’esclavage de garanties légales presque impossibles à défaire, la Constitution favorisa la guerre de Sécession de 1861-1865. Les Américains se flattent d’avoir évité une période de terreur jacobine au XVIIIème siècle. Ils oublient qu’ils n’ont fait que la décaler d’un siècle quand 600.000 d’entre eux sont morts au combat et que les armées de l’Union ont envahi le territoire du Sud, c’est-à-dire de la Vendée américaine.

Sitôt la guerre conclue, l’État central retrouva cependant sa fonction de gouvernement croupion, les «barons voleurs» (les grands groupes capitalistes de l’époque) s’empressant d’occuper le vide. Les grèves furent écrasées sans pitié et les Noirs retrouvèrent un régime de servitude presque aussi terrible que l’esclavage auquel ils venaient d’échapper. Confronté à un état d’urgence dans les années 30 et 40, Franklin Roosevelt parvint bien à renforcer pour un temps l’autorité du pouvoir fédéral, mais il ne la rendit pas plus cohérente pour autant.

Depuis, la politique nationale est marquée par la confusion et par la récurrence des paralysies. La désintégration du système des partis interdit à une formation politique d’espérer contrôler tous les leviers de commande du pouvoir fédéral. Avec un président démocrate (M. William Clinton) affrontant pendant l’essentiel de son mandat un Congrès à majorité républicaine alors que ses prédécesseurs républicains (Richard Nixon, MM. Gerald Ford, Ronald Reagan, George Bush) avaient eux-mêmes fait face à des Congrès à majorité démocrate, une forme de guerre de tranchées s’est institutionnalisée, dans laquelle deux pouvoirs rivaux se disputent le contrôle d’un troisième, la Cour suprême.

Mise en cause des libertés publiques

Dans les années 80, cela a conduit au scandale de l’Irangate, qui vit l’administration Reagan chercher à court-circuiter le Congrès (à majorité démocrate) en finançant, illégalement, grâce au produit de la vente de missiles à l’Iran, la fourniture, tout aussi illégale, d’armes aux miliciens anticommunistes du Nicaragua (6). Et, en 1995-1996, le gouvernement fédéral dut fermer – ses fonctions non essentielles ne furent plus assurées et la paie des fonctionnaires gelée – quand les deux partis ne parvinrent pas à s’accorder sur un budget. Enfin, au moment de l’affaire Lewinsky, la révélation par le procureur Starr du parjure du président Clinton allait procurer aux républicains, défaits à l’issue de la «bataille du budget», une sorte de revanche.

Cette obstruction permanente a mis en cause l’idée même d’un gouvernement représentatif. À mesure que les réalisations législatives sont devenues plus rares, les échanges et marchandages ont cessé en effet d’opérer à la lumière du débat public et se sont déroulés dans le cadre des centaines de commissions et de sous-commissions, souvent arbitrées par des lobbyistes et par de gros contributeurs de fonds électoraux. La généralisation de la corruption s’est accompagnée d’une opacification du processus politique, laquelle a découragé un peu plus des millions d’Américains d’y prendre part. Pourtant, au nom de la liberté d’expression (premier amendement de la Constitution), la Cour suprême s’est opposée à toute réglementation contraignante des financements électoraux.

La situation n’est guère meilleure dans le domaine des libertés publiques. Les constituants, qui redoutaient la prédisposition tyrannique du pouvoir politique, ont voulu préserver les droits de la personne en les protégeant des contingences parlementaires et présidentielles. Ainsi, la déclaration des droits (Bill of Rights), c’est-à-dire les dix premiers amendements de la Constitution adoptés en 1791, est jugée plus sacrée encore que le reste du document dans lequel ils se trouvent. Mais, avec le déclin démocratique, les libertés civiques ont elles aussi été mises en cause. L’offensive conservatrice, quasi ininterrompue depuis les années 70, a en effet facilité l’interprétation de plus en plus restrictive de la déclaration des droits par la Cour suprême. Et l’on ne compte plus les politiciens qui ont construit leur carrière politique en persuadant les classes moyennes que la lutte contre le crime imposait la mise en cause de certaines libertés civiques.

À New York, une ville qui était fière de son côté irrespectueux et tapageur, le résultat en est une atmosphère de plus en plus répressive où la moindre des manifestations affronte des cordons de policiers en tenue antiémeute. Quand, en octobre 1999, «Sensation», une exposition d’œuvres d’art provocantes a ouvert dans un musée de la ville, le maire, M. Rudolph Giuliani, l’a aussitôt dénoncée comme anticatholique et a annoncé qu’il supprimerait les crédits municipaux versés au musée. Résultat: la cote de popularité du maire a grimpé un peu plus. «Je suis disposé à sacrifier 10% de mes libertés civiques en échange d’une baisse de la criminalité de 5%», expliquait un jour un habitant de Greenwich Village, le quartier autrefois bohème de New York que des caméras de surveillance observent désormais vingt-quatre heures sur vingt-quatre afin d’y traquer les revendeurs de drogue et les ivrognes (9). Mais pourquoi s’arrêter à 10%? Pourquoi ne pas renoncer à la totalité de ses libertés en échange de la paix totale des cimetières? […].

Loin d’être la substance permettant de souder la démocratie, la Constitution des États-Unis s’apparente à une foi qui la menace. Plus elle est suspendue au-dessus de la politique et des choix démocratiques, plus elle abaisse la portée de ces derniers. Plus elle vieillit, plus elle pèse sur la société. Or la procédure de révision est tellement complexe (vote de chacune des deux Chambres à la majorité des deux tiers, puis ratification par les trois quarts des États) qu’il suffit de treize États ne représentant que 5% de la population pour bloquer toute modification susceptible d’être désirée par 95 % des Américains.

Tant que les valeurs d’Internet s’envolent et que des cyberentrepreneurs de trente ans se réveillent milliardaires, les Américains continueront sans doute de croire qu’ils ont découvert le saint Graal, qu’ils font envie au reste du monde, qu’ils éclairent la planète de leur culture. Si demain la bulle boursière se dégonfle, ils découvriront peut-être qu’ils ne vivent pas dans la société la plus moderne de la terre. Mais, constitutionnellement au moins, dans l’une des plus retardataires».

Source: Le Monde diplomatique, Paris, février 2000.

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Par ARM

Le copier-coller a définitivement tué la blogosphère comorienne. Cela étant, il est demandé amicalement aux administrateurs des sites Internet et blogs de ne pas reproduire sur leurs médias l’intégralité des articles du site www.lemohelien.com – Il s’agit d’une propriété intellectuelle.

© www.lemohelien.com – Lundi 9 novembre 2020.


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